Mali-Le blues de Niafunké
REPORTAGE
Au cours d'un voyage, un journaliste français doit remettre un CD au bluesman Ali Farka Touré... Cette mission, inattendue, l'a conduit aux portes du désert pour l'enterrement d'une idole. Récit.
Quitter la France pour l'Afrique, c'est partir le carnet d'adresses bourré de contacts, de ceux de Français de l'autre monde, mais surtout d'Africains connus par hasard et par chance, dans l'Hexagone ou ailleurs. De tous ces gens rencontrés une fois, jamais revus depuis, mais jamais oubliés. Comme les fantômes d'une vie que l'on n'a pu qu'effleurer, et à laquelle on s'autorise, parfois encore, à repenser avec nostalgie. Ami proche ou connaissance lointaine, qui connaît notre destination revit cette vie d'ailleurs et bourre nos valises de ses souvenirs, d'endroits où aller, d'amis perdus à visiter. Ce fut le cas de M. Hélard, le père d'une amie, qui nous confia une mission plus importante que les autres.
Il y a une dizaine d'années de cela, M. Hélard – j'en parle sans même connaître son visage et pourtant, par son entremise j'ai vécu une des expériences les plus fortes de ma courte vie – avait collaboré avec Ali Farka Touré pour l'enregistrement d'un disque. Depuis, il avait perdu l'adresse du bluesman, et n'avait jamais pu lui remettre le CD en question. Il nous le confia, cacheté dans une enveloppe, afin que nous le portions à l'intéressé. Qu'y avait-il de gravé sur ce disque ? Nous ne l'avons jamais su et ne le saurons maintenant jamais. Nous avions seulement une adresse, ou plutôt le nom d'une petite ville du Mali, Niafunké, dont Ali Farka Touré était le maire.
AUX PORTES DU DESERT
Au mars, nous arrivons à Mopti, au centre du Mali. Niafunké n'est qu'à 200 km, sur la route de Tombouctou, aux portes du désert. En Afrique, les distances ne se mesurent pas en kilomètres mais en temps. De Mopti à Niafunké, il n'y a pas de route, seulement quelques pistes et le Niger, qui trace son sillon dans ces terres arides. Les pinasses, de longues pirogues de bois, y transportent hommes et marchandises jusqu'au zones les plus reculées du pays, de Tombouctou à Gao. Et c'est sur l'une d'entre elles que nous nous sommes embarqués. Longue d'une vingtaine de mètres, large de deux mètres cinquante, elle partait pour le marché de Diré, une bourgade à quelques brasses au nord de Niafunké.
Une pinasse, ça ressemble un peu à une jonque chinoise. En bois, effilée, basse, et couverte d'un toit de nattes soutenues par des arceaux de bois. La nôtre est bourrée jusqu'à la gueule de sacs de ciment à destination du marché. Et sur ces sacs, une trentaine de personnes s'entassent. L'embarcation est tellement chargée -même sur le toit des sacs ont été arrimés – que la coque s'enfonce dans le fleuve, les bords dépassent d'à peine quelques centimètres. A la moindre vaguelette, l'eau s'engouffre dans le bateau. Il faut abaisser les bâches, sinon le ciment arrivera déjà pris à destination. Le voyage est lent, il nous faudra trois jours et deux nuits pour rejoindre Niafunké.
GAMINS MORVEUX
Le moteur a peu de puissance et nous sommes au cœur de la saison sèche, le Niger est bas. Le deuxième jour, au matin, après avoir avalé un kilo de riz pour le petit déjeuner, il nous faut débarquer. Pas assez de fond, on passe un bras du fleuve à pied, en longeant la berge, tandis que l'équipage, à la force des bras et dans l'eau jusqu'au ventre, tire le lourd bateau sur les bancs de sable. Peut-être trois kilomètres d'un travail de forçats. Nous, on avance, sur des terres sèches au milieu des troupeaux de zébus. On attend le bateau dans un village balayé par un vent de sable. Un bled de misère, des maisons en terre et des gamins morveux. Et puis on repart.
Les journées s'écoulent lentement, à regarder le paysage, aride et monotone, la pinasse n'accoste presque jamais. On vit en promiscuité, serrés les uns contre les autres sur les sacs de ciment. Une mama fait la cuisine, du riz pour tout le monde. Pour se soulager, il suffit de s'accroupir au bord et de faire par-dessus. La nuit, chacun essaie de trouver une place pour s'étendre, impossible de se retourner sans écraser son voisin.
Le troisième jour, au matin, nous arrivons, enfin, à Niafunké. Une ville de désert, au bord du fleuve mais sans verdure. Seule une étendue libérée par la descente des eaux offre ses touffes d'herbes aux troupeaux de zébus et de chèvres. Les maisons sont construite en dur, mais le reste est en sable clair. Le jour, la chaleur est accablante, brûlante. Il n'y a rien ici, seulement Ali Farka Touré. Niafunké, il en est le maire, le père, tout. De l'électricité au téléphone, tout arrive ici grâce à lui. Au temps de la rébellion, en 1991, il nourrissait et habillait les soldats que l'État ne pouvait plus prendre en charge. Il n'y a qu'un campement pour dormir, il porte son nom. C'est le seul endroit où l'on peut boire une bière, alors les grandes gueules de la ville s'y retrouvent. Ici, tout le monde est musulman, mais la religion, ça s'adapte. C'est là qu'on loge, dans la salle de conférences, où ont été disposés deux matelas.
JACKIE CHAN
Mais Ali Farka Touré, lui, on ne le verra pas. On nous en avait déjà parlé sur la pinasse. Il est malade, il se soigne à Bamako. Joint au téléphone, son agent nous demande de remettre le disque à son fils, Bila, qui transmettra. Nous allons donc chez les Touré, Bila regarde film avec Jackie Chan qui se bat avec une échelle pliante. On lui remet le CD, on échange les adresses, au cas où. Et puis il nous ramène au campement en nouvelle Clio sport, au milieu des ânes et des déchets, dans les rues en sable de Niafunké. Mission accomplie. Enfin, non.
Le lendemain matin, l'harmattan, ce vent de sable venu du désert, souffle sur Niafunké. La poussière, épaisse, cache le soleil. Dans la nuit, à Bamako, Ali Farka Touré est mort. La radio ne parle que de ça, elle diffuse en boucle ses morceaux de blues du désert qui résonnent sur les murs de la ville ensablée. Étrange ambiance. Niafunké, en deuil, a perdu sa raison d'être. Notre « mission » prend un tour nouveau. Nous décidons de rester pour l'enterrement.
Mais il faut attendre. D'abord la première cérémonie, sur le tarmac de Bamako, avec ATT, le président malien, et tout le gratin. Et le vent de sable est descendu jusqu'à la capitale, empêchant les avions de décoller. Le cortège funèbre devra venir par la route. Deux jours plus tard, Niafunké est toujours engluée dans la poussière mais Ali Farka Touré est là, accompagné de ses producteurs, d'une paire de ministres et d'autres officiels. Les militaires et les pontes de tous les départements voisins se sont joints à la cérémonie. Elle sera très africaine.
UNIFORMES DEPAREILLES
Il y a du pompeux, il y a de l'officiel, mais surtout du bordel. Dans la rue, devant la maison familiale des Touré, quelques chaises sont disposées. Elles sont destinées aux invités d'honneur, et aux premiers arrivés. Les autres Niafunkois se pressent, debout, derrière eux. Des bâches ont été tendues, mais l'une d'elles, mal accrochée, claque dans le vent. Quand les assis se lèvent pour un hommage, ceux de l'arrière grimpent sur les chaises, pour continuer à jouir du spectacle. Des gamins observent le tout en rigolant, depuis le toit d'une maison en terre.
Ali Farka Touré est fait commandeur de l'Ordre du Mali, au son disharmonieux de trois trompettistes militaires aux uniformes dépareillées. Les officiels se succèdent au pupitre pour parler plus d'eux-mêmes que du défunt. La politique n'attend pas, un mort sert toujours. De toute façon, on ne perçoit que des bribes de leurs discours, masqués par les ronronnements du moteur capot ouvert de l'ambulance réfrigérée, les braiments d'un âne et le brouhaha de la foule.
L'ambulance démarre et le défunt est conduit au cimetière. Les officiels suivent en 4x4, la foule à pied. Tout le monde s'entasse autour de la tombe, le cimetière hérissé d'épineux est envahi, on ne sait plus si on marche sur un allée ou sur un mort. La foule se presse autour du trou, les fossoyeurs se font passer les pelles à bout de bras. Le trou est rebouché, tout est fini. Du grand Ali Farka Touré, du bluesman qui traînait sa guitare aux quatre coins du monde, il ne reste qu'un simple tas de terre, grise, comme le ciel.
Romain Meynier