Nouvelle-Calédonie-A Canala, l'eau chaude coule de sources
REPORTAGE
En langue xârâcùù, on les appelle xwâkwé nè, « les sources de feu ». Des siècles durant, les guerriers kanak y trempèrent leurs armes avant de partir en guerre. Et puis les Blancs s’installèrent, captèrent l’eau pour créer des thermes. Plus tard encore, en 1981, la station thermale fut détruite, victime des Evénements. Depuis, aucun projet n’a pu être mené à bout. Mais qu’importe le temps, les soubresauts de l’Histoire. Aujourd’hui toujours, et pour encore longtemps, les sources du dieu Wankwéné coulent. Brûlantes.
L’eau est chaude, entre 40 et 44 degrés. Captée aux sources, elle s’écoule dans une demi-douzaine de piscines thermomoulées, incrustées dans la terre. L’accès est libre, pour qui veut soigner ses rhumatismes ou son asthme, ou simplement s’immerger. Le nettoyage des bacs est irrégulier. C’est que les bassins se remplissent en plein air, seuls, derrière la façade de ce qui fut, il y a 25 ans encore, la station thermale de la Crouen. Depuis combien d’années l’eau coule-t-elle si chaude ? Nul ne le sait mais, aussi loin que les hommes s’en souviennent, ce drôle de phénomène chimique n’est jamais passé inaperçu. Selon la légende, l’eau des sources de feu est issue de l’urine du dieu Wankwéné. Bien avant l’arrivée des blancs, les tribus kanak voisines attribuaient à l’une des sources des vertus guerrières. « Les hommes s’y baignaient avant et après être partis en guerre », raconte le vieux Gilbert Kasoviroin, du clan des gardiens des sources. Mais c’est surtout les armes que l’on trempait alors, selon des rites inamovibles. Ainsi, les guerriers de la Crouen acquirent leur réputation d’invincibilité. « On allait faire la guerre jusqu’à Koné », s’enorgueillit le vieux gardien. Dans la seconde source, seule les femmes pouvaient s’immerger.
D’ABORD LES JAPONAIS
Et puis, il y eut les Japonais. Une poignée d’ouvriers travaillant à l’ouverture du chemin muletier La Foa-Négropo. L’eau était chaude, ils s’y baignèrent. Le tabou était brisé. Vint alors le temps de la colonisation. L’administration attribua à M. David les terres jouxtant les sources. Sa tombe surplombe aujourd’hui les eaux du dieu Wankwéné. Il planta du café, repoussant les tribus dans les forêts. Très tôt, il s’intéressa aux sources, construisit d’abord un bassin de bois puis deux autres, en ciment, « un pour les Blancs et un plus petit pour les Noirs », rappelle Gilbert Tyuienon, maire de Canala. Des médecins analysèrent les eaux, on reconnut leurs vertus thérapeutiques. D’année en année, l’idée de construire ici une station thermale creusa peu à peu son sillon. Près de dix ans de travaux après, elle vit enfin le jour, en 1958. Propriété de l’état, l’établissement, avant tout médical, accueillait les curistes, une cinquantaine par an. Ils dormaient dans des bungalows, dînaient au restaurant qui surplombait les thermes. Deux Kanak de la tribu de Nanon-Kénérou furent engagés, comme hommes de ménage. Pour les familles blanches installées à Négropo, le restaurant des sources offrait la sortie du dimanche. Les parents mangeaient et les gamins couraient dans les jardins, se baignaient dans les sources. « On n’y entrait pas d’un coup, se souvient Evelyne Persan, c’était trop chaud. Il fallait s’immerger progressivement. » Les Noirs, eux, ne se baignaient pas.
TOMBES A L'EAU
En 1981, Pierre Declercq, secrétaire générale de l’Union Calédonienne, est assassiné. Canala s’enflamme. Les colons quittent Négropo, quittent la Crouen, quittent les sources. Le restaurant, les bungalows sont saccagés. Seul le bâtiment principal reste debout, désormais ouvert à tous. « Tout le monde allait se baigner gratuit dans les dix bassins », confie Jimmy Kasoviroin, gamin à l’époque. Vingt ans durant, les projets vont se succéder pour, de nouveau, exploiter ces sources, recréer des thermes, gérés par la commune, par les tribus. Tous tomberont à l’eau. Souvent, les nouvelles installations seront vandalisées. Pourtant, « ça pourrait amener de l’argent et du travail », déplore le vieux Gilbert Kasoviroin. Reste à s’entendre, entre clans. A définir à qui appartiennent ses sources chaudes, si tant est qu’elles appartiennent à quelqu’un. Ou à tous. « Quand elles étaient sacrées, c’était du commun accord de tous », rappelle Gilbert Tyuienon. En 2001, la commune fit abattre le bâtiment principal qui menaçait de s’effondrer, des cas de leptospirose s’étaient même déclarés. On ne garda que la façade, « un petit clin d’œil à l’Histoire », sourit le maire de Canala.
Aujourd’hui, dans les bassins ouverts aux quatre vents, on se baigne toujours, gratuitement. Et sur les terres qui furent un temps celles du colon David, un camping a été défriché, un faré planté. Un bloc sanitaire est en construction. On y passe la nuit moyennant 1 000 francs par tente. Jimmy Kasoviroin y offre le thé, le matin. Un jour peut-être, le maire « a bon espoir », sur les berges de la Crouen, à côté des sources, il y aura un hôtel, un nouveau restaurant. Et puis des thermes, et des jeux d’eau. Chaude, évidemment.
Romain Meynier
INTERVIEW
3 questions à Gilbert Tyuienon, maire de Canala :
« LA CROUEN FUT LE SYMBOLE DU DESEQUILIBRE »
- Où en est-on des projets d’aménagement des sources chaudes ?
Nous avons lancé un grand projet d’établissement de soin et de remise en forme, avec des aspects ludiques. On pourrait y accueillir 30 curistes par jour. Le projet est en suspens, car les acteurs ont toujours été incapables de s’entendre. J’ai du mal à parler de ce sujet car cela fait des années que l’on passe à côté d’une richesse fondamentale pour la commune de Canala.
- Qu’est-ce qui bloque la mise en route de ce grand projet ?
Tant qu’il y aura une vision partisane, on n’y arrivera pas. Il faut que l’on avance ensemble. Je n’ai pas envie de dire qu’il y a des problèmes fonciers, ou de reconnaissance d’untel ou d’untel. Je pense que l’on n’a pas mesuré toutes la valeur des sources. Sinon on serait passés outre nos divergences. Mais il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. La station thermale a été saccagée car elle fut aussi le symbole du déséquilibre à un moment donné. C’était le seul endroit où il y avait l’eau courante, l’électricité, une route goudronnée. Et tout autour rien. C’est seulement aujourd’hui, en 2007, qu’on amène l’eau à la première tribu. Comment investir des millions dans une structure hôtelière si les habitants n’ont pas encore la moindre des commodités ?
- Pourtant, vous gardez espoir...
J’ai bon espoir. Les mentalités évoluent, mais il faudra mettre une structure en bonne et due forme, un bel outil. Il y aura les cures, la remise en forme, mais il faudra toujours que la population ait accès à ses sources. J’insiste sur « ses » sources. Aujourd’hui on s’y baigne en famille, on y lave son linge... La nouvelle structure doit respecter cet aspect-là des choses, pour ne pas recréer les erreurs d’il y a cinquante ans.
Propos recueillis par RM
CONTE
Les amants de la Crouen
Un dieu colérique, une guerre millénaire, l’amour impossible entre M’Pé et Mé N’Dorong issus de tribus ennemies... En 1949, Poindi transcrivit un conte, La roussette et la tortue, qui prend pour théâtre la Crouen et les sources de feu. Extraits.
«De temps immémorial, raconte Poindi, les tribus du Levant et celles du Couchant étaient en guerre. Autrefois, la source de feu était sur le versant Ouest, et les ancêtres de M’Pe étaient les gardiens de l’eau sacrée. Mais, un jour, en se retournant dans son sommeil, le vieux dieu avait bouleversé les sommets de la chaîne et changé la place des montagnes. Depuis lors, la source se trouvait sur l’autre versant et la guerre pour sa possession n’avait jamais cessé. Guerre acharnée mais prudente (...). Les combats avaient toujours lieu bien loin de la source, pour ne pas troubler le repos du vieux dieu : car alors, en sa colère, il eût pu de nouveau faire trembler la terre, s’écrouler les montagnes et anéantir toutes les tribus, à l’est comme à l’ouest. » Malgré la guerre, deux jeunes gens issus l’un du Couchant, l’autre du Levant, se rencontrèrent au sommet de la crête. M’Pé comme Mé N’Dorong avaient bravé l’interdit pour, de là-haut, apercevoir les mers. La belle Mé N’Dorong s’enfuit, pourtant l’amour était né, irréversible. Obsédés l’un par l’autre, taraudés par l’impossibilité de vivre leur amour, ils finirent, heureux hasard, par se revoir, aux sources de feu. M’Pé, le jeune homme venu du Couchant, s’était introduit sur les terres du Levant pour baigner ses armes. Mé N’Dorong, elle, se purifiait dans les eaux. Dénoncés, ils fuirent dans la montagne. Traqués des années durant, ils furent quelquefois repris et mangés, mais « toujours ils renaissaient de leur os et la poursuite recommençait (...). Pour se retrouver, ils allaient toujours au lieu de leur première rencontre. Là, ils finirent par réveiller le vieux Dieu. » De colère, Wankwéné transforma M’Pé en roussette et Mé N’Dorong en tortue. « Ainsi, au cours des âges, M’Pé, le guerrier puissant de la chaîne, peut encore voler vers sa bien aimée. Et Mé N’Dorong peut monter respirer à la surface de la mer et regarder de loin les montagnes d’où M’Pé sortira pour aller vers elle (...). M’Pé et Mé N’Dorong poursuivent leur amour. L’une nageant (...), l’autre volant, lui qui rêvait toujours de franchir les cimes. Voilà pourquoi et comment il y a une tortue et une roussette et voilà pourquoi, quelques fois, la roussette protège la tortue. »