Suisse-Un petit Tibet dans le Valais


dans Libération
Localisation : Europe de l'ouest

REPORTAGE/HISTOIRE

Longtemps isolée, autarcique, la vallée du Lötschental ne s’ouvre que peu à peu à la modernité. Un écrin de nature à la drôle de culture.

Son nom est un défi à l’orthographe, sa géographie un défi à l’humanité. Perchée entre 1 500 et 2 000 mètres d’altitude au cœur des Alpes suisses dans le canton du Valais, le Lötschental fut longtemps coupé du monde dès les premières neiges de l’hiver. Une vallée si isolée qu’on dit que le Moyen Age y perdura jusqu’à l’aube du XXe siècle, et l’arrivée du train reliant la Suisse alémanique au Valais via le tunnel du Lötschberg. Et, avec le train vint la première route carrossable. La vallée s’ouvrit, petit à petit. Ses 1 600 habitants se mêlèrent au reste de la Suisse, au reste du monde, sans perdre tout à fait ce qui les rend si uniques, cette culture, ce mode de vie germés dans l’autarcie et la rudesse des cimes, entre christianisme et paganisme.

Le Lötschental, la « vallée secrète » en dialecte alémanique, ce n’est qu’une poignée de villages, semés le long de la Lonza. Des maisons basses, en bois brûlé, certaines bâties dès le XVIIe siècle, toutes serrées autour d’une église massive, en pierre celle-ci. A l’est des bicoques, on creuse une fenêtre, pour laisser s’échapper vers le levant les âmes des défunts diront les mystiques, pour tirer les renards préfèreront les pragmatiques. Et puis il y a un remonte-pentes aussi, comme dans toute les vallées de Suisse, sacro-saint sacrifice aux pistes que dévale à ski la modernité. Une fois passé Blatten, le dernier hameau habité à l’année, ne restent que les alpages, recouverts de neige l’hiver, de bétail l’été, les forêts de mélèzes, les sauvages paysages.
En 1916, quand une des premières caméras vint s’égarer ici, elle capta la vie des Lötschards avec la condescendance amusée qu’on réservait jusque là à la sauvagerie des nègres et des indiens zarbi d’Amazonie. Bon sang de bon soir, on a enfin trouvé nos vrais crétins des Alpes, suffit de gravir quelque col suisse pour gagner le pays de l’exotique. Sûr qu’ils devaient faire marrer les explorateurs aux fines moustaches et bottes cloutées, ces rudes montagnards avec leurs traditions bizarres, leur carnaval de l’enfer, leur défilé en uniformes napoléoniens le jour de la fête-Dieu, leurs gamins qui tuent les oiseaux d’une pierre. C’est que du Lötschental, on ne descendait pas souvent. On y naissait et puis on y restait, on héritait d’un petit lopin même pas assez grand pour y passer la charrue. Fallait bine caser tout le monde. Pour s’exiler on ne pouvait que se faire prêtre, ou garde suisse là-bas au Vatican. Les autres restaient dans la vallée, attendaient leurs trente ans pour enfin se marier. Pas avant, de peur de faire trop de bébés, au Lötschental les ressources sont limitées. La communauté se suffisait à elle-même, intégrait les vieux, les idiots et, pour la nourriture de l’âme, suivait ses propres rites.
Le train, ça roule vite. Ça dilue en un rien de temps des siècles de tradition. Il y a les choses qu’on garde et puis il y a celles qu’on perd. Les pratiques oubliées et puis celles qui perdurent même si, parfois, on ne se rappelle plus bien ce qu’était leur sens. L’avantage du Lötschental, c’est la forme de son passé, conservé comme sous cloche jusqu’à il y a cent ans. Si lointain, mais si récent qu’on en a fait des photos.
Là haut vivait un type qui n’était pas du coin, un Bernois, Albert Nyfeler. D’abord décorateur il était devenu peintre, aquarelliste, avait eu son petit succès dans les salons des villes, et s’était épris de cette vallée, de sa lumière particulière, celle du froid, des hauteurs. Sur son chapeau il avait fixé un thermomètre pour dégainer ses pinceaux seulement quand l’air atteignait la bonne température. Dans cette vallée de misère, ce type-là avait des sous. Dans les années trente, au plus fort de la crise, le peintre se fit banquier. Il échangea de l’argent contre divers objets aux gens de la vallée. Une sacré collection qu’il léga à sa mort, en 1969, à son village, Kippel, qui en fit un musée. Et puis Nyfeler, puisqu’il aimait observer prit aussi des photos, plus de 2 000 entre 1910 et 1950. Sur du papier d’argent, il fixa ces gens-là, ces traditions qui commençaient à bouger. Il fixa les Tschäggätä.
Dans le Lötschental on était, on est, chrétien. Pas question de rater la messe, de snober le Kaplan, ce curé esseulé dans son église de bled. Le premier jour de l’estive, on priait paume ouverte à l’entrée des alpages, hommage obligatoire aux plaies du Christ avant de conduire les bêtes aux pâturages. On est chrétien, et puis païen aussi. Vers le solstice d’hiver, on fête la Noël. Puis viennent les Rois Mages, et puis vient Mardi Gras, le jour des Tschäggätä. Ils portent des masques affreux, aux traits tordus, aux pommettes saillantes, à la bouche garnie de chicots de vaches ou de moutons, aux cheveux hirsutes en poils de chèvre. Ils dissimulent leur corps, leurs jambes, sous des peaux de bête. Ils trimballent de petits sacs puants, remplis de suie et d’excréments. Ils sont les esprits des morts, ils sont les justiciers. Ils descendent la vallée, ils dansent et ils crient, parfois ils sont bourrés. On cache les enfants. Ils punissent les avares, les volages, les vieilles filles et les vieux garçons, les vachers qui négligent leurs bêtes. Ils pénètrent dans les maisons, bouchent la cheminée, ouvrent le poulailler, parfois chopent une bête et se la font griller. Ils font tinter leurs clarines. Ils sont orgiaques, ils font peur. Ils suivent toujours le même tracé et si, sur leur chemin, on a bâti un chalet ils le traverseront. Si, sur leur route, on s’est assis, à leur vue, à leur odeur, on sera paralysé. Ils sont des démons, l’église veut les soumettre mais n’y arrive pas. Pourtant, ils ont peur des curés. Quand ils en croisent un ils ôtent leur masque de peur qu’il ne reste à jamais collé à leur visage. Ils sont célibataires. Enfin, ils l’étaient.
Aujourd’hui, au siècle d’Internet, les Tschäggätä descendent toujours la vallée au mois de février. Chacun ne fait plus lui-même son masque, des sculpteurs se sont spécialisés. Ils sont près de 25, dont une femme. Certains ont même ouvert une boutique-atelier. L’avantage, quand on est de passage même au mois de mai, c’est qu’on peut en acheter.

Romain Meynier
Avec l’aide de « Lötschental Secret » de Maurice Chappaz (édition Monographic, 1995)

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